A l’heure où le développement du groupe Alibaba suit une courbe exponentielle, qui en comparaison à celle d’Amazon frappe par sa rapidité (il aura fallu au géant chinois seulement 4 années pour rattraper son prédécesseur américain en termes de capitalisation, ce que ce dernier a accompli en un peu plus de 20 ans), et à mesure que l’Internet des Objets s’accompagne de son dernier petit, l’Internet des Corps, un point sur l’état actuel et à venir de la gestion des données personnelles semble primordial.
Pour poser le contexte, l’exemple de la Chine est un cas d’école : cette année, les paiements mobiles y ont atteint 23.4 milliards de dollars, certaines boutiques n’y acceptent même plus les paiements en liquide. Ce qui peut sembler anodin est en réalité une porte grande ouverte sur un infernal aspirateur à données personnelles : pour accéder à des services comme celui-ci, les utilisateurs acceptent que des données comme leur historique d’achat, leurs intérêts personnels (jusqu’ici, tout va bien), leur identité biométrique (et c’est ici que ça se complique), leur parcours scolaire, leurs actifs, leurs visites dans des hôpitaux, leurs prescriptions médicamenteuses, et j’en passe… soient récupérées par l’e-retailer. Ces données vont être agrégées et comptabilisées dans un portefeuille, le “Sesame Credit” qui permet au distributeur de connaître ses meilleurs utilisateurs, et ainsi les récompenser pour leur fidélité. Mais ça ne s’arrête pas là. Le “Sesame Credit” peut également être utilisé par un employeur pour juger de la fiabilité d’une future recrue, ou encore par des familles pour enquêter sur les prétendant.e.s à un mariage. Et cela peut aller plus loin : le supermarché Hema en Chine propose de livrer fruits et poisson frais en moins de 30 minutes à leurs utilisateurs mobiles, sous la condition qu’ils soient situés à moins de 3km d’un entrepôt. Le service a influencé le marché de l’immobilier local dans la province du Sichuan, qui a vu une augmentation de prix de 10% dans ladite zone.
C’est tout un système connecté qui est en train de se mettre en place, pas toujours à l’insu des principaux intéressés, qui y voient un regain de praticité et ne craignent (visiblement) pas qu’une telle technologie puisse se retourner contre eux. Pourquoi s’en plaindre, puisque l’on peut désormais payer avec son visage un bucket au KFC de Hangzhou ? Parce que les connexions entre ces services et ceux du gouvernement chinois sont justement bien réelles : les autorités chinoises peuvent par exemple bénéficier des algorithmes d’Alibaba pour monitorer des villes en temps réel, comme celle de Hangzhou, où le géant Internet analyse les images de plus de 4 500 caméras de sécurité pour la Police.
Quel lien avec la mode, me direz-vous ? Direct : Alibaba s’est d’ores et déjà associé à des marques de mode, se positionnant différemment de son alter ego américain, en leur promettant, entre autres services, un accompagnement dédié pour bien s’implanter et réussir sur le marché chinois. Un discours qui a séduit la marque Guess, qui bénéficie depuis juillet dernier de la solution d’Intelligence Artificielle d’Alibaba. En outre, à mesure que les appareils intelligents dans la santé et la mode connectée évoluent, les lignes entre humains et machines deviennent de plus en plus floues et posent, à juste titre, des questions fondamentales autour de la sécurité et de la protection de la vie privée de leurs utilisateurs. Les recherches autour des lentilles connectées, des pilules électroniques et autres puces insérées dans nos vêtements (et bientôt sous notre peau !) avançant à grand pas, les questions de légifération doivent être posées dès aujourd’hui. En effet, le développement et l’adoption de nouvelles technologies par les consommateurs dépassent, de loin, le rythme auquel les autorités compétentes peuvent mettre en place des réglementations pour les régir. La mise en place du RGPD en mai dernier témoigne de ce long décalage.
A la problématique des données s’ajoute celle de la Cyber-Sécurité, car bien plus que pour tout objet connecté, un appareil disposé près voire dans le corps pose la question du hacking : l’exemple du précédent Vice Président américain Dick Cheney l’illustre parfaitement. Craignant un piratage de son pace-maker, il l’a fait remplacer avec un appareil sans WiFi. Sans aller jusque-là, il suffit d’ouvrir Instagram et observer le récent Ten Years Challenge pour se poser la question de l’utilisation d’un tel challenge (qui peut sembler anodin) à des fins peut-être bien calculées : alimenter les algorithmes de reconnaissance faciale du groupe Facebook.
De quel monde voulons-nous ? Alors que les industries du textile et de la mode font face à des défis bien concrets, liés, entre autres, à l’avenir de notre planète, ne devrions-nous pas utiliser ces outils technologiques pour répondre à ces problématiques, bien réelles, plutôt qu’en créer de nouvelles, dont le contrôle pourrait bien facilement nous glisser des doigts ? On pourrait prendre exemple sur la grande distribution : Carrefour s’est récemment associé avec Viya, une solution d’Intelligence Artificielle. De telles solutions seraient tout à fait envisageables pour réduire le gaspillage textile – qui, on doit le rappeler, est réel : près de 3/5 de l’ensemble des vêtements finissent dans des incinérateurs ou dans des décharges à ciel ouvert, dans l’année qui suit leur production (selon un rapport McKinsey). Nous pouvons notamment mentionner la solution proposée par la startup Tekyn qui permet le développement massif de la confection à-la-demande en circuit court.
IN BRIEF
Au-delà de grandes idées pour changer le monde, et sans faire de raccourcis, les questions juridiques et de protection de la vie privée sont aussi complexes et interconnectées que les technologies de l’Internet des Corps elles-mêmes. A mesure que le progrès avance, notre autonomie sur nous-mêmes et sur nos corps elle a tendance à reculer. Alors, avant qu’il ne soit trop tard, pensons à protéger nos corps et nos consciences, légiférons !